Mission en Pologne, 5 -15 mai 2023
Les Odonates ont investi tous les milieux aquatiques, mêmes les milieux saumâtres accueillent quelques espèces dans nos lagunes. En Europe, entre nord et sud, le climat tempéré et continental détermine des hivers froids, des gels tardifs ou précoces, et la température de l’eau est affectée.
Une vie active s’y développe tout l’hiver, y compris sous la glace et les premières émergences d’organismes à vie larvaire aquatique ont lieu en fin d’hiver (comme les Plécoptères, les Trichoptères et les Ephémères). Les Odonates cependant y sont bien représentées, avec plus de 70 espèces en Pologne, mais l’essentiel passe l’hiver sous forme de larves. En début mai, c’est le réveil des libellules, les rares espèces qui ont passé l’hiver mais surtout l’émergence des espèces précoces qui ont fini leur développement larvaire.
Hélas en ce début du mois de mai 2023, cette chronologie a été bousculée par un coup de froid tardif et bien peu de libellules (ou de demoiselles) ont été rencontrées au cours des premières navigations.
La première rencontre
Brunette sibérienne femelle
Il n’est pas surprenant alors de retrouver sur un bras vivant et un peu encore ensauvagé d’une écluse une petite population de brunette de Sibérie (Sympecma paedisca). Cette toute petite demoiselle passe l’hiver à attendre les beaux jours pour se reproduire et pondre. Elle est discrète, ne vole pas très bien et on la trouve sur la végétation herbeuse proche des cours d’eaux. Ceux-ci sont couverts de végétation morte (phragmites – ou roseaux des marais – ) qui n’a pas repoussé et malgré la présence de larves, surtout dans les zones au courant faible, on ne rencontre que rarement des libellules émergentes. C’est alors le royaume exclusif des Hémiptères patineurs, les Gerridae (Gerris et Aquarius) et des Ephémères.
Les Gerridae du genre Aquarius sont des punaises semi-aquatiques qui patrouillent à la surface les milieux aquatiques à la recherche de proies. La camera haute vitesse permet de voir le mouvement des pattes qui permettent le déplacement ; Ce sont ces pattes munies de soies hydrophobes qui permettent la flottaison. Avec leur grande pattes qui leur sert de rame, ils ressemblent à la yole de Christophe
J’ai donc bien expliqué à Christophe (nous avons pagayé ensemble dans ces milieux) comment faire des observations, en s’immisçant dans ces phragmites encore secs, afin d’y déceler ce réveil des libellules ; et s’y faire adopter par ces gentils insectes volants qui participent à la régulation des écosystèmes aquatiques et terrestres.
Mais une très belle Somatochlora aena, la cordulie bronzée a bien été observée rapidement. C’est une très belle libellule aux couleurs métalliques, elle aussi une espèce précoce. S’est aussi montré à Christophe le beau Calopteryx virgo, lui aussi une hôte précoce des bords de rivières
Somatochlora ana sur la yole. Photo : C.Gruault
Calopteryx virgo. Photo : C.Gruault
Depuis que Christophe a quitté la Pologne les cours d’eaux se sont animés et les libellules sont maintenant observées régulièrement ; est-ce parce que les cours d’eaux sont mieux gérés, l’étude sur la pollution des eaux nous le dira mais on peut simplement parier sur l’avancement de la saison et peut être d’une saisonnalité moins sévère d’est en ouest. En se rapprochant de l’ouest et avançant dans le calendrier notre rameur ne peut que rencontrer de plus en plus d’Odonates.
Dans les parties élargies des grands cours d’eaux (souvent en aval de barrages ou d’écluses), les masses d’eaux se comportent presque comme des lacs et l’eau se stratifie selon un gradient de température qui dépends des saisons, moins sensible au courant mais plus au vent.
On y retrouve d’immenses populations de diptères aquatiques, les Chironomes, cousins des moustiques, qui émergent parfois en grand nombre et sont une manne incroyable pour les oiseaux, les batraciens et les insectes prédateurs comme les Gerris et les libellules.
Les diptères Chironomidae sont des cousins des moustiques essentiels pour la vie des milieux aquatiques, leurs émergences en masse sont très important pour les fonctionnement des écosystèmes terrestres ou ils forment des essaims tout autant que leur larves qui se déplacent en banc. Les mâles ont des antennes plumeuses.
C’est bien une pièce de théâtre vivante qui se met en ordre à chaque saison autour de ces cours d’eaux et l’ordre d’entrée des acteurs ne se fait pas au hasard. C’est une longue adaptation qui permet aux populations d’interagir, avec des mécanismes ou des stratégies pour faire face aux aléas climatiques (gelées tardives, ou chaleurs précoces) et aux fluctuations des proies pour les prédateurs comme les libellules. Que ce soit dans les eaux et en surface, une émergence massive trop précoce de prédateurs devrait faire face au manque de proies. Mais dans une population, il y a toujours des individus précoces et des individus tardifs.
En retard ou en avance : la déesse précieuse
Malgré ce retard observé, j’ai pu faire une très belle observation sur un site un peu excentré du parcours, proche d’une forêt et d’un site protégé. Sur ce lieu naturel abritant une petite tourbière entourant un lac proche d’un cours d’eau, je m’étais avancé pour y voir le travail d’un castor, qui avait rabattu les vieux peupliers réduits à moins de 60 cm de haut et une belle butte annonçant sa hutte. C’est alors que j’ai eu la chance de voir cette petite libellule, qui d’un vol hésitant se déplaçait dès lors qu’elle était dérangée. Discrète et peu colorée, je n’avais pas d’idée particulière sur cette petite demoiselle légère au vol si délicat. Les reflets très irisés et vifs des ailes m’intriguaient cependant.
J’ai eu alors la surprise de reconnaitre une femelle de déesse précieuse (Nehalennia speciosa), cette habitante rare des tourbières et qui a quasiment disparue en France, classée vulnérable à l’échelle mondiale et donc en danger critique d’extinction en en France (liste rouge UICN).
En effet c’est un peu la star des libellules (une demoiselle en fait) de France, non par sa taille ou sa livrée, mais par sa rareté. C’est en fait une espèce assez rare aussi dans toute l’Europe. Par la suite, j’observais les mâles plus faciles à reconnaître, dans une autre partie du site. Mâles et femelles semblaient alors occuper des biotopes différents, à quelques dizaines de mètres les uns des autres. Les mâles semblaient déjà occuper des portions des eaux calmes de la tourbière, peut-être les sites de pontes des futures femelles qui les y rejoindraient (comportement territorial). Le challenge a été d’essayer d’en filmer une pour connaitre ses paramètres de vol dans le cadre d’une étude du vol des libellules sans les perturber. Sans succès par ailleurs ni pour les photographier. Par contre, à ses côtés, le petit agrion jouvencelle (Coenagrion puella) était plus fréquent et tout aussi gracile. Il s’agit d’une espèce plus répandue et aussi connue pour son émergence dès le mois d’avril.
Coenagrion puella mâle
Coenagrion puella femelle
En posant la question à mon collègue Pawel Buczynsky, éminent odonatologue polonais de l’Université de Lodz, celui-ci m’indiqua bien que c’était une découverte intéressante par la date car elle semblait en avance sur toutes les données connues. Elle est rare aussi en Pologne, à cause de son habitat particulier menacé.
Ainsi Christophe ne rencontrera probablement la déesse précieuse qui ne fréquente pas les eaux navigables ni les bras morts, mais un habitat qui se raréfie, les tourbières de plaines aux eaux calmes et fragiles. Mais il en rencontrera bien d’autres et certaines n’hésiterons pas à se poser sur son esquif comme un clin d’œil à celui qui rame…. pour elles.
Dr Romain Garrouste